Une histoire de classements : racines et premiers enjeux

La Champagne se distingue non seulement par sa tradition effervescente, mais aussi par un système de classification unique et en constante mutation. Avant de s'attarder sur l'évolution des réformes récentes, il est essentiel de revenir sur la genèse de cette réflexion autour des classements, qui structure toujours aujourd'hui la perception des vins champenois.

Dès le XIXe siècle, alors que la popularité du champagne croît à l'international, la question d'une hiérarchie entre terroirs et villages devient centrale. Ce n'est pas le hasard qui présidera à la naissance des classements, mais bien la nécessité de fixer une grille de lecture commune pour évaluer la qualité et le prix des raisins — la base de toute effervescence champenoise (source : Comité Champagne).

  • 1911 : création de l’échelle des crus officielle, base du classement économique des villages.
  • 1941 : fondation du Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC) et renforcement des outils de gestion des crus.
  • 1985 : introduction progressive de critères œnologiques et terroiristes dans l’appréciation des crus.

L’histoire montre ainsi que le classement champenois n’est pas figé mais s’ajuste, notamment sous l’effet de pressions économiques, de l’évolution du goût et des connaissances sur le terroir.

L’échelle des crus : comment ce système a structuré la Champagne pendant un siècle

Le classement traditionnel repose longtemps sur l’échelle des crus. Mis en place en 1911, ce système attribue à chaque commune productrice un pourcentage, indicateur de la qualité du raisin fourni à la vendange et servant de base au calcul du prix d’achat. Un mécanisme d’abord pensé pour garantir une équité entre vignerons et négociants.

  • Grand Cru : 100 % (17 villages)
  • Premier Cru : 90-99 % (41 villages, découpage variable selon les époques)
  • Autres crus : 80-89 % (représentant la majorité des communes de l’aire d’appellation)

Plus qu’un simple classement, l’échelle des crus influence profondément la structure économique : le prix d’achat du kilo de raisin évolue progressivement selon le pourcentage attribué au village. À titre d’exemple, en 1990, un kilo de raisins issus de Grand Cru se négociait à près de 30 % plus cher que dans un cru classé 85 % (source : CIVC).

Mais au fil du temps, des limites apparaissent :

  • Le système valorise le "village", pas la parcelle : il masque la diversité des sols, expositions, microclimats, intrants essentiels au style d’un vin.
  • La mobilité des pratiques et le réchauffement climatique rendent la hiérarchie moins pertinente : certains Premiers Crus rivalisent voire surpassent certains Grands Crus dans certaines années.

L’échelle des crus s’est trouvée de plus en plus contestée à partir des années 1990, pour sa rigidité et son décalage avec la réalité des terroirs champenois.

Du classement des villages à la valorisation des terroirs : ouverture vers une approche parcellaire

La profonde mutation de la viticulture et de la dégustation du champagne s’incarne dans l’évolution des classifications. Aujourd’hui, les maisons et vignerons avancent vers une lecture beaucoup plus fine du territoire. Plusieurs facteurs expliquent ce basculement :

  1. La redécouverte des micro-terroirs.
    • Certains producteurs, comme ceux de la Côte des Blancs (Cramant, Avize...), valorisent désormais des "lieux-dits" spécifiques.
    • La distinction entre deux parcelles d’un même village peut se montrer significative dans le produit fini.
  2. Les effets du changement climatique.
    • Des villages autrefois jugés "moins qualitifs" gagnent en potentiel de maturité et de régularité, tandis que certains terroirs "prestigieux" voient leur équilibre acidité/maturité évoluer.
  3. La montée en gamme et la multiplication des cuvées parcellaires.

L’obsolescence de l’échelle des crus est donc entérinée. Depuis 2010, le CIVC ne fixe plus de barème officiel de prix lié au classement villageois. Ce phénomène s’accompagne d’une floraison de cuvées identitaires, portées par l’identité d’une vigne ou d’une mosaïque de micro-terroirs.

Champagne et classements d’aujourd’hui : réglementation, labels et perspectives

Aujourd’hui, même si la mention Grand Cru ou Premier Cru continue de porter une valeur symbolique — notamment à l'export —, la tendance va vers une valorisation plus transparente des pratiques, du sol et de la précision géographique. Plusieurs dispositifs témoignent de cette mutation :

  • La mention parcellaire sur l’étiquette : apparaît de plus en plus fréquemment, témoignant d'une volonté de proposer une lecture plus intime du terroir, à l'instar des plus belles cuvées de la Bourgogne ou du Barolo.
  • Les certifications environnementales (Viticulture Durable en Champagne, Haute Valeur Environnementale) : elles introduisent une lecture qualitative qui dépasse le simple classement géographique, intégrant la dimension de responsabilité dans le discours de qualité.
  • AOC et indications complémentaires : dans certains cas, des vignerons revendiquent des cuvées en mentionnant le nom de la parcelle, de la vendange, ou du type de vinification (effet millésime, mono-cépage...)

Autre évolution marquante : la demande, sur les marchés internationaux, d'un classement à la fois rigoureux et transparent. Des spécialistes étrangers, influencés par les modèles bourguignons ou bordelais, s’interrogent sur la possibilité d’un futur classement "parcellaire" officiel, ou segmenté par style de vinification et non plus strictement par commune.

Dynamique actuelle : vers une "mosaïque" champenoise ?

Le maintien du système Premier/Grand Cru reste important, mais de plus en plus de producteurs misent sur la spécificité de leur parcelle, sur la singularité de leurs pratiques culturales ou sur leur engagement environnemental (source : La Revue du Vin de France, 2021).

Quelques chiffres éclairants :

  • La mention "Grand Cru" ne concerne que moins de 10 % de la surface totale de l’AOC Champagne (environ 4 000 ha sur un total de 34 300 ha — Comité Champagne).
  • Plus de 300 caves (maisons ou vignerons indépendants) revendiquent en 2023 une gamme de cuvées parcellaires, contre moins de 50 en 2000.
  • La part de cuvées portant une certification environnementale (HVE, VDC, Bio) est passée de 5 % en 2015 à près de 27 % en 2022 (source : Terre de Vins).

L’évolution s’oriente donc clairement vers une lecture multiple, où la notion de classement s’efface au profit de l’expression du caractère, de la précision et de l’engagement du vigneron.

Quelques questions clés qui restent ouvertes

  • Peut-on imaginer un jour la disparition totale des mentions Grand Cru et Premier Cru au profit de l'origine parcellaire seule ?
  • Les consommateurs sont-ils prêts à évoluer vers une véritable "lecture de terroir" et non plus seulement de marque ou de classement ?
  • Comment garantir une transparence et une lisibilité face à la multiplication des cuvées ?
  • La Champagne accueillera-t-elle un jour un classement équivalent à celui des parcelles en Bourgogne ?

Témoin de la richesse et de la vitalité de ce vignoble, l’évolution des classifications champenoises offre plus de diversité et invite à une exploration plus profonde. Ce n’est plus seulement le prestige d’un nom qui compte, mais la rencontre entre la singularité d'un terroir, le travail d’un vigneron et la vibrante effervescence d’un vin vivant.

Pour qui souhaite découvrir, déguster et comprendre, la Champagne n’a jamais été aussi passionnante à explorer qu’en ce début de XXI siècle.

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